Joachim du Bellay (1522-1560) - Défense Et Illustration De La Langue Française, Livre 1
Chapitre II. Que la langue française ne doit être nommée barbare
Pour commencer donc à entrer en matière, quant à la signification de ce mot Barbare : Barbares anciennement étaient nommés ceux qui ineptement parlaient grec.
Car comme les étrangers venant à Athènes s’efforçaient de parler grec, ils tombaient souvent en cette voix absurde Barbaras.
Depuis, les Grecs transportèrent ce nom aux moeurs brutaux et cruels, appelant toutes nations, hors la Grèce, barbares.
Ce qui ne doit en rien diminuer l’excellence de notre langue, vu que cette arrogance grecque, admiratrice seulement de ses inventions, n’avait loi ni privilège de légitimer ainsi sa nation et abâtardir les autres, comme Anacharsis disait que les Scythes étaient barbares entre les Athéniens, mais les Athéniens aussi entre les Scythes.
Et quand la barbarie des moeurs de nos ancêtres eut dû les mouvoir à nous appeler barbares, si est-ce que je ne vois point pourquoi on nous doive maintenant estimer tels, vu qu’en civilité de moeurs, équité de lois, magnanimité de courages, bref, en toutes formes et manières de vivre non moins louables que profitables, nous ne sommes rien moins qu’eux ; mais bien plus, vu qu’ils sont tels maintenant, que nous les pouvons justement appeler par le nom qu’ils ont donné aux autres.
Encore moins doit avoir lieu de ce que les Romains nous ont appelés barbares, vu leur ambition et insatiable faim de gloire, qui tâchaient non seulement à subjuguer, mais à rendre toutes autres nations viles et abjectes auprès d’eux, principalement les Gaulois, dont ils ont reçu plus de honte et dommage que des autres.
A ce propos, songeant beaucoup de fois d’où vient que les gestes du peuple romain sont tant célébrés de tout le monde, voire de si long intervalle préférés à ceux de toutes les autres nations ensemble, je ne trouve point plus grande raison que celle-ci : c’est que les Romains ont eu si grande multitude d’écrivains, que la plupart de leurs gestes (pour ne pas dire pis) par l’espace de tant d’années, ardeur de batailles, vastité d’Italie, incursions d’étrangers, s’est conservée entière jusques à notre temps.
Au contraire, les faits des autres nations, singulièrement des Gaulois, avant qu’ils tombassent en la puissance des Français, et les faits des Français mêmes depuis qu’ils ont donné leur nom aux Gaules, ont été si mal recueillis, que nous en avons quasi perdu non seulement la gloire, mais la mémoire.
A quoi a bien aidé l’envie des Romains, qui, comme par une certaine conjuration conspirant contre nous, ont exténué en tout ce qu’ils ont pu nos louanges belliques, dont ils ne pouvaient endurer la clarté : et non seulement nous ont fait tort en cela, mais, pour nous rendre encore plus odieux et contemptibles, nous ont appelés brutaux, cruels et barbares. Quelqu’un dira : pourquoi ont-ils exempté les Grecs de ce nom ?
Parce qu’ils se fussent fait plus grand tort qu’aux Grecs mêmes, dont ils avaient emprunté tout ce qu’ils avaient de bon, au moins quant aux sciences et illustration de leur langue.
Ces raisons me semblent suffisantes de faire entendre à tout équitable estimateur des choses, que notre langue (pour avoir été nommée barbare, ou de nos ennemis ou de ceux qui n’avaient loi de nous bailler ce nom) ne doit pourtant être déprisée, même de ceux auxquels elle est propre et naturelle, et qui en rien ne sont moindres que les Grecs et Romains