Quels sont les premiers noms qui viennent lorsque l’on songe à la littérature française du début du XXème siècle ?
André Gide, Paul Valéry et Marcel Proust se pressent spontanément sur nos lèvres.
Ils n’ont pas, pour autant, été les uniques acteurs de l’histoire littéraire du début du siècle.
La postérité oublie bien facilement les médiateurs, les critiques, ceux qui œuvrent, peut-être pas totalement dans l’ombre, mais qui s’illustrent avec moins de panache, quand bien même ils se tueraient à la tâche.
Valery Larbaud fait partie de ceux-là : une vie dédiée à la littérature et une consécration bien maigre au regard de son travail.
On le qualifie d’auteur de second plan car il n’a en effet, pas véritablement su trouver sa place parmi les grands auteurs de son époque, bien qu’ils fussent ses amis et ses compagnons littéraires.
Certains ont déjà été cités : Gide, Valéry ou bien Saint-John Perse.
La formule selon laquelle on présente épisodiquement Valery Larbaud dans les anthologies, manuels et histoires
de la littérature est celle du « riche amateur » du début du siècle, dilettante, bon vivant, angoissé
et chercheur d'âme (la sienne surtout), incessant voyageur transeuropéen : Barnabooth, en somme.
Donc, Larbaud serait l'auteur d'un seul livre comportant, au nom d'un personnage fictif, des poésies, un journal et un conte satirique.
La part de vrai en tout cela suffit pour situer Larbaud à l'intérieur d'une chaîne historique :
influences de la fin de la période symboliste (Rimbaud, Laforgue, Whitman), école de style intime à la Nouvelle Revue française (d'après Rousseau, Constant, Stendhal) ; aspects contemporains et précurseurs d'une littérature célébrant le cosmopolitisme et la mobilité lyrique du monde moderne (Claudel, Saint-John Perse, Fargue, Apollinaire, Michaux, Giraudoux, Morand, Cendrars, Queneau, Butor).
Bilan d'une vie
L’œuvre personnelle de Valery Larbaud est relativement mince et les critiques lui reprochent d’être étroitement liée aux évènements de sa vie : celle d’un riche voyageur et philologue éclairé.
Son œuvre en tant que critique et traducteur est à l’inverse, considérable. Or ce sont ces activités, qui le relèguent paradoxalement au second rang, classement injuste pour un auteur qui était doué d’une curiosité infinie et qui s’est tant donné pour les langues et la littérature. Larbaud se qualifiait lui-même d’amateur, ce qui n’a pas amélioré la donne.
Ce titre autoproclamé lui a valu un soupçon de dilettantisme alors que c’est précisément son amour de la littérature qui a gouverné sa vie entière.
En somme, Larbaud fut à la fois proche de certains milieux littéraires, en particulier celui des auteurs de la Nouvelle Revue Française, tout en étant tenu à l’écart du foyer littéraire parisien par de longues maladies chroniques.
Le voyageur immobile : un cosmopolitisme d'intérieur
La vérité va plus profond, même si ce n'est pas tout à fait dans un autre sens.
Elle soulève plutôt à chaque pas des paradoxes. Né dans la ville cosmopolite de Vichy, mais en plein Bourbonnais, province bucolique selon l'image que Larbaud porte en lui (dans Allen, 1929, par exemple, ou certaines des Enfantines, 1918),
Larbaud s'enfuit surtout, passant une bonne partie de sa vie en voyages, projets et souvenirs de voyage, de préférence en Angleterre, Espagne, Italie et Suisse, ainsi que dans « Paris de France ».
Et cependant, en même temps, il offre des proses ressemblant à des cartes postales (comme celles de Henry Levet) qui font rêver non pas d'exotisme, mais d'une installation réconfortante, d'une espèce de retour.
Ainsi des foyers qu'il crée dans les banlieues de Londres aux premières années de sa carrière, à Alicante pendant la Grande Guerre, à Paris, rue du Cardinal-Lemoine, et pendant toute sa vie à Valbois, dans sa propriété en Bourbonnais, cette « Sérénissime République des lettres ».
Comme un urbaniste spirituel, il suivait un itinéraire qui entraînait un long et constant approfondisse.
Une enfance provinciale solitaire
Valery Larbaud naît en 1881 de l’union tardive de Nicolas Larbaud et d’Isabelle Bureau, fille de politicien exilé sous l’Empire.
Son père est pharmacien de profession et propriétaire de la source de Vichy Saint-Yorre qu’il a lui-même découverte et qu’il s’est appropriée suite à de longs atermoiements juridiques.
Valery est donc l’héritier attendu de la fortune familiale de ce couple provincial.
Malheureusement, c’est un enfant de santé fragile et sa vie s’apparentera par la suite à une longue succession de maladies.
Cette situation, tend à donner le la de ses écrits qui oscillent entre pudeur, solitude, gravité et hédonisme retenu.
Son père meurt alors qu’il n’a que huit ans et il est par la suite élevé par une mère très stricte.
Celle-ci tente de contrôler autant qu’elle peut la vie de son fils, notamment en limitant l’argent qu’il perçoit à sa majorité. Cette image de rigueur protestante qu’incarne cette femme, va ainsi alimenter une série de réactions chez Larbaud qui seront visibles tout au long de sa vie : à commencer par sa conversion en 1910 au catholicisme mais également de façon plus diffuse, son goût pour le dandysme, dissidence évidente de son éducation austère, sa haine de la province et ce qu’il voit comme la malédiction de la richesse. À cet égard, on peut aussi comprendre son cosmopolitisme comme un désir puissant de liberté et d’affranchissement de sa destinée bourgeoise toute tracée.
Valery est un élève moyen, qui apprécie peu l’école. Il s’adonne passionnément à la lecture et s’enthousiasme pour Jules Verne, Arthur Rimbaud et Jules Laforgue, qu’il découvre au lycée.
À dix-sept ans, sa mère lui offre un tour d’Europe, sorte de rite initiatique des jeunes gens bien éduquées et à vingt ans, il se dit lui-même avec ironie « citoyen des wagons-lits ».
Sa vocation littéraire nait très tôt et il publie ses premiers textes avant même d’avoir passé son bac. À vingt ans, il s’inscrit à la Sorbonne pour suivre une licence d’anglais-allemand puis débute une thèse qu’il ne finit pas, trop occupé par ses lectures et ses découvertes littéraires.
Une carrière concentrée avant la guerre
En 1901, soit la même année qu’il intègre la Sorbonne, il fait son entrée dans l’édition parisienne en publiant deux traductions: The Rhyme of the Ancient mariner de Samuel Taylor Coleridge ainsi que des ballades irlandaises et écossaises.
L’essentiel de son oeuvre littéraire paraît avant la Première Guerre mondiale. Il publie en 1908 une première version d’un recueil de poèmes écrits par un riche voyageur fictif, Archibald-Orson Barnabooth, ayant de fortes parentés avec lui-même.
La version finale de son A.O. Barnabooth, datant de 1913, intègre des extraits de journaux intimes de ce même personnage.
Paradoxe de l'enfance également, car, fils « de vieux » (le père, propriétaire de la source Saint-Yorre, meurt tôt) et de santé fragile, suffoqué par une mère couveuse et cabotine, au lieu de s'évader vers le conte de fées (un peu à l'instar d'un Alain-Fournier), ou même vers ce plus haut domaine de fantaisie qu'est la féerie romanesque, Larbaud profite de tous les éléments et de tous les moments de sa vie d'« enfant déchu » et y revient constamment.
Mais ce n'est ni pour soupirer ni pour s'en plaindre précisément.
Chez lui, déjà au moment de l'action ou de la pensée, on est placé sur les bords du passé, le regret s'encadrant avec l'évocation.
Ainsi, dans les meilleures des Enfantines , son chef-d'œuvre sans doute, avec Beauté, mon beau souci (1923) et certaines pages de son roman Fermina Márquez (1911) et d'autres recueils (Aux couleurs de Rome, 1938, Jaune, bleu, blanc, 1927) , le point de vue sur l'enfance n'est pas purement nostalgique et donc d'un déterminisme facile ; la tristesse fait partie du bonheur et celui-ci ne peut pas s'en séparer.
En 1911, il publie Fermina Márquez, roman des premières amours tiré de son expérience du lycée. Il obtient quelques voix au Goncourt mais est écarté car il est jugé « trop riche ».
Son oeuvre personnelle n’est finalement pas exhaustive car il fut un écrivain aux nombreux projets inaboutis et aux manuscrits rejetés.
Son perfectionnisme est aussi une raison du faible nombre de ses publications romanesques et poétiques.
La pratique des jeux
L'application patiente qu'on remarque chez Larbaud, il l'exerce aussi dans tous les jeux qu'il entretient, ceux qui sont légendaires comme ses collections de soldats de plomb, de fanions, de livres, et le culte qu'il voue aux femmes, à la bonne chère, à l'élégance vestimentaire, ceux qu'il a tenu plutôt à pratiquer discrètement (sa conversion en 1910 au catholicisme dont il gardait le secret, et pas seulement à cause de sa mère, protestante).
Le paradoxe des jeux, c'est le maintien d'un équilibre entre le sérieux et le côté festin, entre la passion et la disponibilité, la ferveur spirituelle et un certain amoralisme, une générosité sans borne et un égoïsme foncier.
Par contre, l'entrée au mariage, comme à la vraie guerre – celle d'Europe ou celle des classes –, c'est la frontière d'un pays qu'il refuse de franchir.
Son domaine de prédilection, c'est ce jeu plus précaire qu'est la grâce entrevue et ressentie à l'éveil de la fille à cet instant où elle devient femme (« Portrait d'Éliane à quatorze ans »), de l'adolescent éprouvant son premier malheur sentimental (Fermina Márquez), du jeune amant hésitant tendrement au bord de la rupture afin de préserver, à contrecœur, sa liberté (Amants, heureux amants).
Car, pour Larbaud, la littérature, jamais un « métier », est avant tout le plus haut lieu pour jouer.
En effet, l'écrit qui lui réussit et qui le caractérise le mieux n'est pas Barnabooth, plein d'un jeune mysticisme dostoïevskien un peu trop étoffé et traînant, c'est le genre court : nouvelle, pages détachées de journal, monologue intime, essai à l'anglaise, genre carrément hybride mêlant la fiction à la vie personnelle, le récit à la formulation d'un moi narratif.
Très exactement, c'est un effort pour créer ce rapport avec son lecteur qui mime l'intimité d'une rencontre secrète et profonde.
Et la durée est essentielle : Larbaud doit pouvoir récrire son œuvre d'un seul trait et nous, la lire de même.
Imitation et Modernisme
Pour ce qui est du style, Larbaud s’oriente résolument vers le modernisme sans vraiment parvenir à fonder une esthétique particulière. Il expérimente et se cherche.
Le style de ses poèmes reste directement influencé par ses lectures mais comme beaucoup d’auteurs de son temps, il tente de rejeter « la vieille carcasse de l’intrigue » et s’essaie au « surtout pas d’histoire » avec Enfantines (1918), recueil de nouvelles sous formes de tableaux-portraits tentant de saisir la fugacité des moments de l’enfance.
Cette recherche de la nouveauté répond à la fois à une volonté d’évolution du genre romanesque très présente dans les cercles littéraires et à sa propre exigence intérieure.
Militantisme et internationalisme littéraire
Un des grands aspects de la carrière littéraire de Larbaud fut le militantisme dans le domaine des belles-lettres.
Il croyait très fort à l’internationalisme littéraire et entreprit selon ses propres termes une véritable « politique intellectuelle interlinguistique », expression un brin pompeuse pour marquer sa volonté de gommer les barrières entre les langues et les cultures nationales. Sa bataille la plus marquante est celle d’Ulysse de Joyce. Il multiplie les conférences et publie un article à la NRF pour la défense de ce livre.
Il devient ainsi en 1929 le traducteur français de Joyce avec le retentissement que l’on connait de cette œuvre dans l’hexagone.
Joyce est bien devenu un classique, mais qui se souvient de Valery Larbaud ?
Funeste destin pour ce lecteur fervent et grand traducteur.
Larbaud s’intéresse à la fois aux jeunes inconnus et aux oubliés des siècles passés.
Il se fait défaiseur d’oubli et promoteur insatiable des nouveaux talents.
Il est le premier, par exemple, à défendre le travail de Saint-John Perse, rédigeant un article élogieux sur sa poésie dans le journal La Phalange.
C’est ainsi qu’il manifeste en évitant les sentiers tout tracés son refus de la facilité de la célébration littéraire. Cette position quelque peu originale est une façon pour lui d’affirmer sa position d’amateur intellectuel indépendant qui se méfie de la gloire littéraire trop facile.
Frappé d’hémiplégie en 1935, il ne peut plus écrire de sa main droite et reste alité les vingt dernières années de sa vie, qu’il consacre principalement à la rédaction de notes, d’essais et d’œuvres critiques.
Il meurt à Vichy, sa ville natale, en 1957. Les universitaires tendent timidement à le reconsidérer depuis les années 1980, notamment en raison de sa légende de voyageur bien peaufinée qui alimente la « nostalgie des wagons-lits » liée à la disparition du prestigieux Orient-Express en 1977, en plein cœur de la Guerre froide.
Regards sur son oeuvre:
Découvrir des anges
D'où sa préoccupation de style et de technique.
Car l'élément le plus paradoxal chez Larbaud est sans doute cette ouverture sur la jeune littérature, une assurance quant à la direction de son évolution, un doigté infaillible pour en tirer le plus grand profit sans excès et pour veiller à son assimilation. D'un côté, c'est à Larbaud qu'on doit la découverte de Joyce (et le premier essai sur Ulysse), Svevo, et dans une certaine mesure Faulkner, ainsi que la redécouverte de toute une série de poètes français des périodes antérieures.
Mais, surtout, certains aspects de ses propres ouvrages sont en eux-mêmes innovateurs.
Puisque c'est l'ambiance d'un lieu, d'un état de composition qu'il veut communiquer et non pas une intrigue, des personnages, ou une description psychologique proprement dite, Larbaud a créé un style qui lui permet, par le moyen d'un « monologue intérieur » infiniment modulé, divers, nuancé, de suggérer l'érotisme « innocent » chez les enfants, cette arabesque ambiguë qui caractérise la période de l'adolescence, comme tous les moments de modification et d'indécision. Ce n'est pas seulement décrit ; on en ressent l'état un peu frémissant dans la lecture, tout en apercevant en même temps en filigrane le fond de modèles anciens.
Réunissant l'analyse et le lyrisme, la vie contemplative et un moment antérieur de participation et d'inconscience, une nostalgie désabusée et une naïveté trompeuse, Larbaud, écrivain, critique, traducteur, s'achemine sous le signe de saint Jérôme comme sur un vaisseau de Thésée, moins préoccupé par l'originalité que par la justesse de la forme, de la parole et du ton : « ... belle et noble image de... l'Homme dont toute la substance se renouvelle en sept ans. On l'avait si souvent réparé au cours des siècles, qu'il n'y avait en lui plus un clou, plus une planche, qui n'eussent été plusieurs fois remplacés. Mais c'était encore le vaisseau de Thésée, sa forme, son histoire, l'idée qui y demeurait attachée. »
L'œuvre de Larbaud est d'une seule pièce, comme un petit jardin public d'un vieux quartier et bien entretenu .
La pudeur d'un homme de lettres exemplaire
Il a toujours existé un peu à l'ombre de Gide et d'autres auteurs, vedettes de la scène littéraire ou, comme Jean Paulhan, jouissant d'un prestige certain.
Servant Gallimard comme expert en littératures étrangères, Larbaud s'est contenté d'un rôle de second plan.
Atteint d'aphasie, dès 1935 il a dû cesser d'écrire ; il avait déjà presque pressenti l'état de passivité muette par lequel il achèverait cette carrière sur le mode mineur.
Et cependant, c'est en nombre constant que certains « happy few » apprécient et font valoir les qualités de la sensibilité unique de cette œuvre, ce qui semble assurer sa survie et sa curieuse importance.
C'est finalement une juste mesure de lui-même et de la nature de ses préoccupations, plus que sa seule modestie personnelle, qui a amené Larbaud à concevoir ainsi ses écrits et à les réaliser avec tant de perfection.